Conte d'ascenseur, un roman de Marie-Andrée Mongeau

Avec comme fil conducteur un ensemble d’élèves et Renée, leur professeur de mathématiques, ce roman atypique raconte une année scolaire en un ensemble de petites saynètes, réalistes, certes, mais qui comportent une touche de fantastique, surtout en ce qui concerne l’ascenseur du Collège de Rimouski, où il semble se passer des choses étranges.

Parfois un beau rêve, parfois une horreur sans nom, chacun y vit sa propre aventure, traumatisant plus ou moins tous ceux qui ont l’idée saugrenue de s’en servir. Et toujours ils arrivent en retard pour leur cours de mathématiques, ce qui exaspère Renée au plus haut point. Autour de ces péripéties ascenseuresques, un retour aux sources, des réunions, des partys, des examens, tout ce qui tourne autour de la vie scolaire d’adolescents entre 17 et 20 ans et de leur professeur.

Ce Conte d’ascenseur se lit avec plaisir, un peu comme on mange une glace… même si c’est glacé ou glacée d’effroi qu’on en ressortira, parfois, avec cet ascenseur qui traumatise chacune des personnes qui ont la mauvaise idée d’y pénétrer…


Première diffusion : 21 novembre 2015 ; Poids : moyen  Collection : Romans
Prix sur 7switch : 3,49 € - 4,99 $ca 
Acheter sur : 7switch | iTunes | Amazon.fr | Amazon.ca | Kobo | etc.
ISBN : 978-2-92455-007-6


Extrait

Les quelques questions que Renée pose à la classe en général obtiennent des réponses ânonnées de façon inintelligible. Un peu comme ces réponses collectives auxquelles le curé semblait s’attendre autrefois. Renée est tentée un instant de leur dire que le Seigneur est avec eux, juste pour voir si la réponse serait « Et avec votre esprit ».

Tout en discourant sur les plans complexes du continûment différentiel, Renée observe sa classe. Automatiquement, son allocution se poursuit tandis que dans sa tête s’amoncellent les observations qui pourront être utiles par la suite. Ce n’est que le premier cours : elle ne fait que leur faire savourer à l’avance les notions passionnantes qu’elle verra plus tard en profondeur. Mais il est intéressant de voir les réactions de chacun. Sur un arrière-plan totalement dépouillé de mouvement et d’émotion, la moindre réaction saute aux yeux. Par exemple, ce grand dadais (Fred?) qui a presque une empreinte d’écouteurs sur sa tignasse hirsute a l’air parfaitement ahuri. En tous cas, plus ahuri encore que le reste de la classe. Elle lui appose le surnom de « Gaga » avant de passer aux intégrales curvilignes.

Pendant ce temps Fred sent l’Univers vibrer autour de lui. Les infinis non vides sont vraiment un concept à explorer. Il se concentre un instant sur la notion séduisante d’une intersection entre lui-même et l’espace intra-moléculaire. Il jongle un peu avec cette idée avant de se dire qu’il devrait vraiment écrire ça quelque part avant de l’oublier, puis le montrer à son prof de bio. C’est peut-être une Découverte Ultime de la Science ! Mais il renonce à prendre des notes : « Baaaah, chu bien trop stone ! »

Avec une pointe de sadisme, Renée aborde la transformation de Schwarz-Christoffel. Ce qui n’a un effet quelconque (mais nullement l’effet escompté) que chez l’une des élèves, une fille qui se tient perpétuellement, en autant que Renée puisse en juger, les épaules courbées en avant avec une expression de résignation intense sur son visage. « Pauvre-toé » est tout ce dont on peut dire d’elle spontanément. Et la lueur mouillée qui brille en ce moment au coin de ses yeux n’est pas pour arranger les choses… Voilà, Chantal a un surnom. « Pauvre-toé » va maintenant lui coller à la peau…

Ladite Chantal sent les larmes lui piquer les yeux. Tout le monde semble comprendre ce que l’enseignante raconte sauf elle. Ses études collégiales commencent décidément très mal ! « Pourtant, se dit-elle, je n’étais pas si mauvaise au secondaire ! Mais au secondaire, les profs n’étaient pas si brefs dans leurs explications. Ils ne parlaient pas si vite. Ils ne… ils ne… enfin, ils s’arrangeaient pour que je comprenne ! Ici, je dois faire tous les efforts ! Le prof de chimie est pareil, le prof de physique aussi. Mais pour qui ils se prennent, ces profs de collégial ? Qu’est-ce que je vais devenir ? »

Tout en continuant son allocution, Renée jette un coup d’œil sur une fille d’aspect un peu débraillé, portant des jeans rapiécés. Son apparence replonge Renée dans sa jeunesse, vers la fin des années 1970. Elle imagine sans peine les remontrances que sa tenue allait susciter auprès de ses collègues plus âgés. Et de Charles. Mais que peuvent-ils faire ? Le règlement interdit les casquettes, nouvelle lubie des années 1990, les kangourous à capuchon, nouveau genre des années 2000, mais la révolution vestimentaire initiée par sa propre génération avait donné aux jeans dans toutes leurs variantes un statut respecté. Se souvenant comment elle-même avait étiré le concept de « jeans » jusqu’à son extrême limite, elle ne peut que retenir le sourire complice qui lui vient aux lèvres en regardant Marie-Christine, dite « Jeans Patchés ».

« Pourquoi la prof me fixe-t-elle comme ça ? J’espère qu’elle ne fera pas comme cet abruti de prof au cours de chimie, qui m’a fait tout un sermon à la fin du cours pour m’expliquer que cette tenue lui donnait des ulcères tellement il lui rappelait quelqu’un. Et alors ? Qu’est-ce que j’en ai à faire, moi de ses ulcères et de ses souvenirs à la noix ? Par contre, j’aimerais bien savoir qui est ce beau grand gars en avant de moi… Je ne lui vois pas la face mais avec des cheveux pareils, il peut bien avoir l’air d’un babouin et il serait pétard tout de même ! J’espère qu’il n’a pas de blonde! »

Qualifié de « Beau Grand Babouin » par en arrière et de « Grand Viking Blond » par en avant, Éric est loin de se douter des commentaires qu’il suscite. Il est fort occupé à planifier sa prochaine saison de soccer. Jetant des regards discrets à droite et à gauche, il tente d’évaluer ceux qu’il pourra recruter et quelle position ils peuvent occuper au sein de l’équipe intercollégiale qu’il a l’intention de fonder.

L’ailier droit putatif, un dénommé Darek, le visage appuyé entre ses mains, les coudes sur le bureau, est pour l’instant complètement hypnotisé par l’adversaire du moment, en l’occurrence la prof de maths. Comme elle parle bien ! Comme tout devient clair en l’écoutant ! Elle utilise la définition du produit extérieur de deux nombres complexes avec adresse pour définir le rotationnel de la fonction d’une singularité complexe. Il boit littéralement le lyrisme qui émane de chacune des paroles de Renée. Darek est un poète en son genre. Et il la regarde avec des yeux de phoque…

Quant au futur « goal » de l’équipe de soccer… À l’intérieur de chaussures de sport striées flambant neuves bien à plat sous le bureau, les pieds de Pierre maintiennent une position qui optimise la posture de sa colonne vertébrale. Il peut trouver le moyen d’appliquer à son expérience personnelle jusqu’aux principes de physique quantique pour que sa qualité de vie en profite « au max ». Il parcourt des yeux le plan de cours, pour vérifier s’il n’est pas possible d’apprendre, dans le courant de la session, une fonction qui permettrait de garder à l’ensemble de ses vertèbres cervicales une courbure qui bonifierait ses performances physiques. Un esprit sain dans un corps sain !

« Au moins « Running Chou » n’a pas trop l’air d’un invertébré… », se dit Renée, qui, toute à ses observations, ne voit pas le temps passer. D’ailleurs, elle tourne le dos à l’horloge murale, ce qui n’est pas le cas des vingt-cinq visages tendus qui suivent avec une attention soutenue les derniers tours de piste que fait la grande aiguille avant de sonner l’heure de la délivrance. Le signal se fait pressentir d’abord par un bruissement de feuille, puis deux, puis trois. Inévitablement, le claquement sec caractéristique d’un cartable qui se referme suit. Puis deux cartables et bientôt une symphonie de cartables claquent.

Machinalement, avec la longue habitude de l’expérience, Renée se retourne vers le mur pour y lire l’heure et soupire. Qu’on soit à Montréal ou à Rimouski, l’horloge interne scandant les minutes de la fin d’un cours provoque les mêmes réflexes instinctifs. Tant que les feuilles de papier et les cartables à anneaux existeront, les signes avant-coureurs de la fin d’une période de cours resteront les mêmes. Il est vain de lutter contre la nature et les claquements de cartables.
 


Un commentaire  d'Allan E. Berger

Quel ouvrage astucieux ! La structure en est toute simple, et la suivre est un plaisir qui rappelle celui qu’on peut ressentir devant une bonne série télévisée : on est tout content de retrouver tel ou tel personnage, et l’on sait aussi que ce qui nous attend dans les épisodes à venir est garanti semblable à ce que nous avons déjà vu, et que nous aimons tant.

Car il y a du refrain dans ce conte. S’y alternent deux espèces de chapitres seulement. Dans la première espèce, nous nous régalons de récits centrés sur la prof de maths, qui nous informe de sa petite vie provinciale et fonctionnaire, illuminée par ses élèves qu’elle aime tant. Dans la seconde espèce, toutes sortes de jeunes gens se retrouvent aux prises avec un ascenseur d’innocente apparence qui les rejette, après de savantes tortures mentales, complètement hébétés et savamment secoués, à l’étage où ils devaient avoir cours… de maths… avec la prof… Lequel cours a commencé sans eux.

Alors survient le refrain, quand il s’agit pour les victimes d’expliquer leur retard à leur enseignante médusée, qui se vexe qu’on puisse oser la prendre aussi consciencieusement pour une buse.

Comme on sourit ! On déguste les déboires des uns, et aussi, et surtout, l’incompréhension de plus en plus scandalisée de l’autre, notre pauvre prof, qui se reçoit toujours la même catégorie d’excuse. Cette dame si candide n’imagine pas une seconde qu’une machine équipée pour bêtement monter et descendre puisse être aussi créative en ses circulations, et ne saisit pas comment ses élèves peuvent croire une seconde qu’elle va avaler toutes leurs histoires turlupinées dans lesquelles trône, impitoyable, insaisissable, imprévisible, l’ascenseur terrible.


Revenir en haut de la page