Dictionnaire de mauvaise foi, un essai d'Allan E. Berger
Dans la valse satirico-sapientale des pouvoirs, elle apparaît comme une constante :
notre chère indécrottable mauvaise foi. Onctueuse, sibillyne, ondoyante, polymorphe, casuiste, toujours un rien autoritaire, ex cathedra-je-ne-vous-dis-que-ça,
la mauvaise foi (notamment la mauvaise foi occidentale) travaille et triture les grands concepts ordinaires. Des notions amples et diurnes s’en trouvent alors comme fatalement assombries
par le crépuscule ouateux et filandreux de nos distinguos de la onzième heure, en lourds replis de nuages vespéraux.
Des idées courantes comme Religion, Peuple, Civilisation, Laïcité, Souveraineté, Solidarité se font bricoler, triturer, gauchir (et pas toujours au sens gauchiste du terme), estourbir et revendiquer. Que fait-on alors du limpide quand on aspire à le simplifier, du noble et du haut quand on aspire à le vulgariser ?
Berger adopte ici la forme du glossaire sélectif pour nous faire avancer dans l’aventure distanciée et grinçante de notre dense tradition semi-consciente de mauvaise foi. Héritier poupin et mutin des Encyclopédistes, de leur cynisme digressant, de leur humour vitriolique, de leur dialectique insolite, Berger nous fait penser le caisson en dehors du caisson. Il nous rappelle surtout qu’on se trimbale dans le monde avec notre pesante ardoise gribouillée de philosophie populaire, mi-bigote mi-paillarde, pendue autour du cou comme dans un ostracisme ou brandie au bout d’une pique comme dans une manif « pour tous »… Ah notre chère ardoise de sagesse vernaculaire… Et que celui dont l’ardoise est propre lance la première argutie.
Première diffusion : le 11 juin 2015 ; Poids : moyen Collection : Essais
Prix sur 7switch : 3,49 € - 4,99 $ca
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ISBN : 978-2-924550-01-4
Structure de l’ouvrage :
- Ouverture du débat
- Aliénation
- Artiste
- Cardinal
- Cartable
- Civilisation
- Compassion
- Compétition
- Corruption
- Créationnisme
- Démagogue
- Désespoir
- Despote
- Diatribe
- Dieu
- Domination
- Fraternité
- Homme
- Journalisme
- Laïcité
- Lecteur
- Malotru
- Miracle
- Paléontologue
- Point de vue
- Populace
- Populisme
- Possible
- Prochain
- Progrès
- Proposition
- Racisme
- Religion
- Révélation
- Riche
- Ripaille
- Sacrifice
- Satire
- Solidarité
- Souveraineté
- Testament
- Tiédeur
- Tolérance
- Utopie
- À propos de l’auteur
Extrait 1:Homme
Homo sapiens Linnæus, 1758. Famille des Hominidæ. Le mot qui désigne le genre humain a la même racine que le mot humus. Nous sortons de la terre, et non d’une côtelette. L’homme est un grand singe à grosse tête, se tenant debout, et présentant toutes sortes de caractères habituellement associés aux jeunes chimpanzés, aux jeunes gorilles, car c’est une espèce dont la morphologie est juvénile : pas beaucoup de poils, peu de menton, peu d’arcades sourcilières ; pas de griffes mais des ongles, pas de crocs mais des quenottes ; marche debout comme les bébés singes au lieu d’aller à quatre pattes comme les grandes personnes.
Un joli trait, et non des moindres, nous explique bien des choses : le vagin des femelles humaines est cambré vers l’avant, comme chez les petites filles des autres singes, au lieu d’être arqué vers la colonne vertébrale comme il est d’usage chez les guenons adultes. Ce qui fait que les humains s’accouplent par devant. Mais comme les mâles de cette espèce ont gardé, de leurs ancêtres, un goût prononcé pour les signes sexuels de l’ancien temps, époque où ils allaient à quatre pattes et ne voyaient des filles que leurs popotins, ils sont toujours très attirés par les fesses ; chez eux, un bon postérieur vaut mille promesses. Ainsi, en France, où l’on est volontiers traditionaliste, les histoires de sexe sont-elles appelées des histoires de cul.
Extrait 2 : Désespoir
Sortir de la caverne, à pied, c’est soi-même abandonner ses illusions. C’est mieux que de se faire traîner dehors : « Mais vois, bougre d’andouille ! — Non, je ne veux pas ! »
Parmi toutes les illusions, celles qui prétendent venir du futur sont assez tenaces ; on passe sa vie à essayer de ne plus attendre après-demain, ce fameux jour où tout pourrait aller mieux.
Je lis dans Vigny : « Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance… un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans reproche au ciel, est la sagesse même. »
Quand je lis ce fragment, tout de suite je pense à Comte-Sponville : Traité du désespoir et de la béatitude, 1984. Est désespéré l’être véritablement imperméable à tout espoir. Comme ça il est tranquille.
Attention à ne pas confondre désespoir et résignation ou fatalisme : les fatalistes et les résignés ont certes abandonné tout espoir de voir un jour un espoir se réaliser, mais ils aiment encore l’espoir. Non seulement, comme vous et moi, ils souffrent de son absence, mais ils ne se battent même plus pour ce qu’ils croient juste. « À quoi bon, puisqu’il n’y a pas d’espoir ? »
Car l’espoir est le vent qui pousse bien des gens à se mettre en route ; ôtez-leur toute idée d’en avoir, et les voici comme des chars à voile un jour de calme plat. Alors que bon : « Lève-toi et marche ! »
Mais, sorti de force de la caverne, le désillusionné se sent aveugle. Il s’accroupit et ne bouge plus, s’affligeant en secret sur ce qu’il a perdu. Lui échappent les pentes de la montagne et leurs oliviers, le chant des cigales et les miroitements de la mer lointaine. Il était un peu mort, et ça lui manque.
Désespéré, il y a quand même des fruits à cueillir, qui valent cent fois mieux que ton ancienne junk-food pour patate de canapé ou gisant de sarcophage. Et voici le grand secret : il est bien certain que tous les gens qui ont entrepris de ces hautes choses dont nous bénéficions tous, l’ont fait malgré l’immense adversité qu’ils ont soulevée. En route, beaucoup ont perdu l’espoir et ont appris d’eux-mêmes à s’en passer ; c’est-à-dire qu’ils se sont proprement désespérés, afin de ne plus être freinés dans leur travail de pionniers.
Ainsi vous les amis de la morale et de la civilisation ; c’est à chaque instant qu’il vous faut batailler contre les forces diffractives qui projettent de tout côté leurs mirages et leurs fausses paroles. De l’extérieur on rit de vous, on vous compare à Don Quichotte, oubliant ou feignant d’oublier que celui-ci se battait contre des moulins à vent, qu’il percevait comme des géants, tandis que vous combattez contre des montagnes que tout le monde voit.
Cependant, les générations passant, vos multitudes de désespérés obstinés finissent par tout emporter, au point même que ce sont souvent les descendants de vos ennemis qui, complètement intoxiqués par votre conduite, vous piquent le drapeau et courent le planter sur le sommet de la forteresse, celle-là même que défendaient leurs ancêtres contre les vôtres. Voyez, en France, la loi Veil de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse : votée sous Giscard, voici une loi de droite qui consacre un rêve de gauche.
Ne fondez pas tous vos espoirs sur l’espoir. Acceptez de perdre et de continuer malgré tout, afin que vos rêves contaminent jusqu’aux enfants de vos adversaires.
Extrait 3 : Miracle
Le mot “miracle” vient du latin miraculum, que le Gaffiot traduit un peu hardiment par “chose extraordinaire”, “prodige”, “merveille”, sans tenir compte de la structure du mot. Car autant “merveille” se rapporte au latin populaire miribilia issu de mirabilia, qui signifie “chose admirable”, autant miraculum en rabat, de par son suffixe diminutif, sur le verbe miror qui signifie “en être comme deux ronds de flanc” ou, toujours dans les ronds : “en baver des ronds de chapeau” (quoi que cela puisse vouloir dire exactement) comme fait le barbu derrière Jésus dans cette illustration tirée de la Résurrection de Lazare par Moses Ter Borch, 1651. Le miraculum n’est qu’un simple objet d’étonnement, comme il est dit dans Pline, de l’aveu même du Gaffiot dans ses exemples.
Mais affinons : miror, c’est s’étonner hautement. Ce qui est mirandus est vraiment étonnant. Par conséquent, dans le suffixe du mot miraculus rôde une injonction à ne pas s’étonner trop quand même. Les miracula sont des curiosités à voir en passant, des faits surprenants qui certes méritent un peu plus que deux tweets et un selfie mais n’allez pas, de grâce, en faire les pivots sur lesquels basculeront vos existences.
Du reste, les premiers traducteurs en latin des Évangiles ne s’y sont pas trompés : les fameux actes extraordinaires – mais isolés, presque hors-texte – du Christ n’y sont qualifiés que de “miracles”, miracula. L’essentiel n’est pas en eux. On pourrait les ôter entièrement du Nouveau Testament que rien de la prédication de Jésus ne serait retranché, et c’est parfois à se demander s’il ne polluent pas un peu le propos : ils dissipent l’attention, ou la détournent vers un objet de peu de portée dogmatique… et dont le dogme se passe d’ailleurs souvent très bien, tandis qu’il ne saurait exister sans les paraboles et les petites aventures du quotidien : Jésus au mariage, Jésus et la samaritaine, Jésus sur la colline, Jésus en bateau.
Vous remarquerez en passant que dans la plupart de ces historiettes, le miracle, quand il existe, ne vous apparaît au bout du compte que comme objet de spéculations ourovores sur sa pertinence : fallait-il vraiment ajouter cette affaire d’eau changée en vin, ou de poissons se multipliant au fond d’un panier ? Pourquoi aller marcher sur l’eau bon sang, alors qu’il y a des vagues ?
Le miracle peut-il être tenu comme une tentative d’exemple symbolique, en le reliant au message qui l’entoure par une chaîne d’analogies pas trop tirées par les cheveux ? C’est assez difficile à soutenir. Raison pour laquelle les traducteurs latin, ne sachant trop que faire de ces contes, n’ont jamais parlé à leurs propos de mirabilia, mais bien de miracula.
Ensuite, l’éloquence levantine utilise souvent des métaphores (le combat avec l’ange sur le chemin de Damas) que les Romains ne saisissaient pas et qu’ils prenaient au premier degré : bon sang de bonsoir, breaking news les mecs, Saül combat avec un ange sur le chemin de Damas ! Ah, mais voilà un vrai miracle : un receveur des impôts qui se crêpe le chignon avec un ectoplasme. Débrouillez-vous, ô exégètes, pour en tirer du miel, et ce sera un second miracle, bien plus gros que le premier.
Aulu-Gelle, grammairien latin et grand blogueur du second siècle après JC, n’aime pas les miracles. Ces histoires de coureurs véloces ayant les pieds à l’envers, sans parler des cyclopes, ça l’épuise. Et il va même très loin dans le mépris que ce mot lui inspire. Toutes les broutilles insipides qui mitent la vie érudite de leurs plates inepties, ces querelles à propos du nombre de cheveux que possédait Samson sur sa tête ou du nombre de bœufs qu’ont pu boulotter les marins d’Ulysse, ces fatras qui ne forment rien d’autres que du blabla fétide à oublier d’urgence, pour Aulu-Gelle c’est du miracle – et ça n’est pas un compliment : « Atque ibi scripta erant, pro Iuppiter, mera miracula: quo nomine fuerit, qui primus “grammaticus” appellatus est; quot fuerint Pythagoræ nobiles » etc. C’est dans le quatorzième livre des Nuits attiques en 6, 3.
Nous voyons ici que l’utilisation que fait notre blogueur latin du terme “miracle” n’est pas des plus élogieuses – au nombre de combien furent les exploits de Pythagore ? Mais grands dieux, comment peut-on ne pas s’en foutre ?! – ce qui annonce assez qu’au moins avant Aulu-Gelle le miraculum n’était pas tenu en très haute estime chez les intellectuels – je ne parle pas des folliculaires habitant les choux.
Mais alors pourquoi le “miracle” est-il tenu ordinairement comme un acte de pure merveille, à forte teneur en surnaturel ? Pourquoi le “miracle” est-il obligatoirement aujourd’hui la signature d’un dieu ou d’un saint, à tel point qu’on ne saurait canoniser un quidam sans s’appuyer sur quelques-unes de ces foutreries improbables ? C’est parce que les gens sont incultes, parce qu’ils ne connaissent pas les étymologies, qu’ils ne réfléchissent jamais au sens des mots et qu’ils gobent tout crus ceux que leur donnent, bien factices, des bateleurs de sous-foire à qui pourtant personne ne confierait ne serait-ce qu’un porte-monnaie – c’était ma séquence hashtag #lesgens, pardon pour ce borborygme.
Ceci dit, je suis moins sévère qu’Aulu-Gelle. Le miracle n’est pour moi ni plus ni moins qu’une curiosité, vraie ou fausse, qui mérite parfois d’être retweetée ou de s’étaler sur Facebook, pour vous faire soulever un sourcil ou naître un beau sourire. On peut le voir comme une petite gourmandise en passant : le monstre aquatique des lacs islandais, l’ours qui repêche un corbeau, le chien ou la chienne qui caresse tendrement la tête de son maître, le chat qui colle aux vitres comme un vrai ninja. Youtube et Dailymotion sont remplis de ces petits faits intrigants, tous quotidiens, probables ou forgés, loufoques ou poétiques, qui pullulent et nous forcent à constater que, tout de même, le monde n’est ni terne ni tout à fait pourri. Et voilà bien le plus beau de tous les miracles possibles.
Commentaire par Laurendeau
Il n’y a que le Jesus-freak-out contemporain pour minimiser les miracles évangéliques et apostoliques, maintenant que leur crédibilité factuelle est passablement plus fanée qu’au Moyen-âge. Relisez votre texte sacré, mon bon ami. Ce sera pour observer que, dans l’Évangile et les Actes des apôtres, ces textes fluides, concrets, narrés comme au premier degré, les miracles sont constitutifs de la crédibilité de la parole du messie puis des apôtres. On arrive dans un bled, un peu d’hocus pocus miraculaire et patatras… maintenant qu’il est clair que nous sommes des fortiches, voici notre message. Bouffez-le car nos miracles nous accréditent. C’est évident que le cureton contemporain qui nage à contre-courant d’un monde séculier et peu crédule lâche le miracle dans la fosse sans fond du symbolique et de l’allégorique pour chercher à sauvegarder la dimension sapientale de la « parole » dont désormais il l’isole. Or, les faits sont : le miracle accrédite la parole évangélique et apostolique quand il monte dans le crédible… et coule la parole évangélique et apostolique comme meule autour du cou, quand il plonge dans l’incroyable et le non-crédible. Pas de demi-mesure. Ne minimisons pas les miracles et les reliques. Ils font intimement partie du tout de l’arnaque religieuse. Casuistiser pour diviser n’est pas jouer.