Ce qu’on cache aux enfants: Montréal au début du 20e siècle, un essai de Louise Legault
En suivant à travers les journaux la vie mouvementée de son grand-père, le capitaine de police Louis de Gonzague Savard, la journaliste Louise Legault fait revivre le Montréal du début du 20e siècle, à la fois la tête de pont de l’Amérique du Nord britannique, la plus grande concentration industrielle au Canada et le siège social des grands de la finance. Mais aussi une ville « ouverte », où l’on pouvait assouvir tous ses désirs : alcool, prostitution, jeu, spectacles de tous acabits.
Des maisons closes du Red Light et des fumeries du Chinatown aux « banlieues » industrielles d'alors, du port de Montréal à la fastueuse rue Saint-Jacques, c'est une ville grouillante et anarchique, un brin crasseuse, que découvrira le lecteur.
Première diffusion le 12 décembre 2023 .
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ISBN : 978-2-924550-81-6
Extrait 1 : Montréal, métropole du Canada
Montréal était alors la capitale financière, industrielle et commerciale du Canada ; Toronto ne lui fera pas ombrage avant les années 1950. Rue Saint-Jacques, le cœur financier de Montréal, les plus grands architectes nord-américains rivalisaient d’audace afin de donner aux hommes d’affaires des édifices à la hauteur de leurs réalisations et de leurs ambitions. Les gratte-ciels poussaient alors jusqu’à dix étages ! Tout un choc pour un nouvel arrivant pour qui le plus haut bâtiment avait toujours été l’église… Sur quelques kilomètres, la rue se lit encore comme une véritable encyclopédie des styles architecturaux à la mode pendant cette période faste.
S’alignait le long du canal Lachine la plus forte concentration industrielle du Canada. La Ogilvie aux écluses Saint-Gabriel était la plus grande minoterie privée au monde. Normal si l’on considère que Montréal était le plus grand port céréalier en Amérique en 1920.
Extrait 2 : Être policier au début du siècle dernier
Mon grand-père a rejoint les rangs de la police alors qu’elle était aux prises avec de nouveaux phénomènes. En 1899, on avait armé les policiers de Montréal à la suite d’un cambriolage à main armée où les policiers n’avaient que leur bâton pour se défendre. En fait, les policiers se partageaient les armes, car le premier appel d’offres, mené rondement à la suite d’une plainte de la victime du cambriolage, ne comportait que cent revolvers.
L’opium faisait des ravages, au point où une commission d’enquête fut mise en place à la suite d’émeutes raciales à Vancouver. La commission était présidée par nul autre que William Lyon Mackenzie King, alors sous-ministre du Travail. Mackenzie King fut même envoyé à Shanghai en 1910 pour une conférence internationale sur l’opium (CHAMPLAIN 2014, p. 27). Les buanderies et les salons de thé du Chinatown cachaient souvent des fumeries à l’arrière. Le quartier chinois occupait à l’époque le quadrilatère entre Saint-Urbain, Dorchester (René-Lévesque), Viger et Saint-Laurent, avec La Gauchetière comme artère commerciale principale. Rien à voir avec le secteur touristique d’aujourd’hui, coincé entre le Palais des congrès et le Complexe Guy-Favreau, où La Gauchetière est devenue une rue piétonne et où l’activité commerciale se cantonne au boulevard Saint-Laurent. Quelques façades en pierre grise bosselée donnent encore une petite idée de l’allure de l’endroit à cette époque. Le 6 avril 1905, l’inspecteur Leggett, le capitaine Millette et les hommes des stations 4 et 5 avaient fait trois descentes, dont une chez Kee Chong, le Candy Man, propriétaire d’une fumerie rue de La Gauchetière.
Il est impossible de se faire une idée de ces trous immondes où des blancs peuvent, sans mourir d’asphyxie, passer des heures. Chez Kee, le repaire se trouve dans la cave d’un vieux bâtiment qui s’écroule à demi. La plus repoussante malpropreté s’y constate et la seule lumière qui éclaire cet horrible repaire est le pâle reflet des lampes à rôtissage. Quelque chose de lugubre, qui rappelle les contes fantastiques de Hoffman, pénètre le cœur de dégoût (La Presse, 6 avril 1905.).
Certains policiers ont même dû s’excuser devant pareil spectacle…
Les drogues comme la cocaïne, qui entraient par le port et le réseau ferroviaire, étaient aussi vendues dans les cafés chinois, les boites de nuit, les bordels et les fumeries. Un deck de morphine ou de cocaïne, coûtait cinquante cents. L’opium, trente-cinq cents (HARVISON 1967, p. 38).
Extrait 3 : La piqûre du jeu
Dans une série de cinq reportages, un journaliste du Montreal Star explorait en 1899 les dessous du jeu à Montréal. Il nous mène tout d’abord rue Saint-Urbain « an establishment at no. 68a St. Urbain Street which is equipped with every known device ». Barbotte, roulette, poker, baccarat, les jeux sont faits ! S’ensuit une balade dans le monde des « clubs » qui pullulent d’un bout à l’autre de la ville et font des affaires d’or au vu et au su de la police.
Notre reporter se tourne ensuite vers les loteries et les machines à sous, la porte d’entrée au monde interlope : « the preparatory schools where the future full-fledged gambler obtains his elementary education, and from which he afterwards graduates into the more advanced institutions ». Il parle notamment du Kalamazoo, où le client glisse cinq sous et gage sur le rouge, le noir, le vert, le blanc ou le jaune. Pour rester dans la légalité, l’appareil joue de la musique afin que le client qui ne gagne pas obtienne quand même quelque chose en échange de son argent.
Toujours selon le journaliste, on trouve à Montréal les parties de poker parmi les plus courues en Amérique. Il termine son périple à la salle de billard et dans le quartier chinois chez les adeptes du Fan-Tan. Le jeu était en fait une attaque au système et l’on se devait de corriger tout individu qui prenait de tels raccourcis dans une société encore victorienne (tu gagneras ton pain à la sueur de ton front). « The gambling industry is at war with industry, and therefore destructive of prosperity and thrift. Society has the right and it is its duty to protect itself. » (Montreal Star, 14 mars 1899).
L'avis de Paul Laurendeau
Nous entrons, par le petit bout de la lorgnette, dans l'espace extraordinaire, tumultueux et survolté du Montréal des années 1920. À cette époque, Montréal est la métropole du Canada, de loin la ville la plus importante du pays, et même une des agglomérations urbaines majeures de l’Empire britannique. C'est une cité portuaire et industrielle extrêmement active et qui bourdonne, dans l'immense zone d'influence de deux grandes sœurs urbaines très proches, qui ont sur elle une sorte d'implacable influence. J'ai nommé Boston au Massachusetts et, surtout, New York dans l'état de New York. Montréal est donc une ville industrieuse, effervescente, agitée et fébrile, dont la nord-américanité est parfaitement indubitable mais aussi dont la réputation imaginairement française la mène à pencher du côté d'un lot d'activités qui sont, pour se formuler pudiquement, bien installées, à l'époque, dans les marges de la bonne société. Jeu, racket, prostitution, trafic et consommation de drogues (opium, principalement), Montréal vous tortille, entre 1890 et 1930, un chapelet quasi inextricable de faits douteux, une suite d'événements heureux et malheureux, genre corruption d'hommes politiques locaux et interventions constabulaires musclées se déployant vigoureusement de bordels, en cercles du crime organisé, en passant par les fumeries d'opium pouilleuses du ci-devant Red Light District. C’est aussi l’explosion de toutes les variations ethniques imaginables, les Chinois, les Italiens, les Irlandais, les Canadiens-Français, les ceci, les cela. Même la géographie urbaine élémentaire est proprement méconnaissable, quand on la compare à ce qu’elle est devenue aujourd’hui, dans le propret et dans le tertiaire. En ce temps, Montréal se réclame d'une modernité qui, si elle est fatalement un peu surannée au regard contemporain, brille de mille feux, hivers comme étés. Les tous nouveaux poteaux de fils électriques y penchent dangereusement. On y emprunte le tramway électrique. On y affronte, dans la neige pas déblayée, les trams et les tapons de véhicules en maraude. S’il est difficile, pour nos générations, d'imaginer ce que pouvait être un embouteillage urbain, il y a cent ans, cette lecture nous fait bien sentir que ce n’était pas quelque chose de si simple ou de si facile à affronter.
Le tout de l’exposé pourrait être une sorte de peinture ethnographique, ethnoculturelle et socio-historique du Montréal d'antan, richement et densément documentée. Il pourrait conséquemment s’y manifester la sécheresse habituelle des essais de micro-histoire, s’enracinant dans un riche contenu archivistique. Or Louise Legault a pris une décision d’écriture savoureuse, dont le résultat est particulièrement abouti, original et satisfaisant. Elle va tout simplement pister son grand-père maternel, à travers l’imbroglio mémoriel de cette accumulation de documents d'archives et d'informations micro-historiques. C'est que ce grand-père de Louise Legault n'est pas le premier venu. Il s'agit de Louis de Gonzague Savard (1875-1924), qui fut, entre autres, capitaine dans la police montréalaise. Ce personnage richement documenté a vécu un bon lot d'aventures ambiguës, lors de sa trajectoire professionnelle et personnelle. Cela va faire de lui une figure micro-historique délicieusement contradictoire qui, avec la discrète caméra de notre archiviste contemporaine accrochée sur son épaule galonnée d’autrefois, nous amène faire un raboteux voyage dans le temps, où les grandeurs méritoires vont côtoyer les bassesses veules, dans le détail des activités émulsionnées de la force constabulaire du Montréal de jadis. Louis de Gonzague Savard, d’abord officier de police puis ensuite détective privé, est une personnalité publique locale au-dessus de laquelle flotte un immense point d’interrogation historique. Était-il le champion héroïque de la justice musculeuse appliquée, comme un des beaux-arts, dans le dangereux quotidien de l'activité constabulaire la plus rigoureuse… ou était-il un de ces ripoux innommables, taraudés par la pègre et complètement corrompus par l'univers extrêmement volatil et fluctuant du Montréal mondain aux mœurs légères. Dilemme pur et dur, pour une trajectoire de vie professionnelle encore plus dure.
[...]
On a l'impression de vivre une sorte de rencontre entre Le Parrain de Mario Puzo, Montréal, P,Q. de Victor-Lévy Beaulieu et la copieuse, subtile et fameuse Histoire du Québec contemporain de Linteau, Durocher, Robert et Ricard. Il s’installe, dans l’ouvrage de Louise Legault, une remarquable fraicheur d'écriture et de traitement des thèmes, à travers cette rencontre entre l'historique et le biographique. S’y manifeste aussi une aptitude, très fine, à nous faire littéralement nous engloutir dans le dense contexte de l’actualité historique ordinaire. Il est parfaitement intriguant de découvrir ce qu'ont pu être ce lot de particularités montréalaises, aujourd'hui complètement disparues, solidement cernées par les arcanes bizarres des pratiques bureaucratiques de ces notables en costards à l’ancienne, qui tripotaient sec, dans toutes sortes de combines biscornues, à l'hôtel de ville de Montréal et partout ailleurs, en ville. Ajoutons que la trajectoire des femmes, dans cet exposé écrit par une femme, arrive à nous faire sentir l'importance de la présence féminine, même à une époque où c'étaient les moustachus, les phallocrates et les couillus qui avaient pignon sur rue et qui pilotaient en tous sens la galère urbaine voguant allègrement sur son volcan administratif.
Cet ouvrage nous convoque à une expérience de lecture indubitablement originale. On parle assez souvent, de nos jours, dans la République des Lettres, de rencontres des genres. Ici, ce terme acquiert tout son sel et toute sa saveur. On arrive vraiment à aller chercher la dimension subtilement humanisante des informations historiques, tout en ne concédant strictement rien sur leur précision, leur acuité, leur pertinence. Un ouvrage à lire en se disant que, oui, nos grands-parents et nos arrière-grands-parents en ont vu d’autres et, bien souvent, de remarquablement improbables.