Nos premières cruautés, un roman de Paul Laurendeau

L’enfance. L’ère fatidique de toutes les pulsions et des plus insondables ardeurs unilatérales. C’est ce temps qu’on n’en finit jamais de croire éternel. Ce temps d’avant le moment où les copains et les copines s’éparpilleront aux quatre vents, pour toujours. Ce temps où le jeu et la guerre ne font qu’un, où les garçons et les filles découvrent abruptement leurs ressemblances, leurs différences, leurs réfractions, leurs attractions, tout en les configurant de concert, en fait, et sans trop le savoir. C’est surtout le temps où tout se négocie, sauf la hiérarchie des forces, qui, elle, est aussi fatale que la flexibilité limitée des arbres, des vents et des saisons contrastées de notre beau Québec tutélaire.

Il est extrêmement important pour le petit Pol, le narrateur, d’être froidement cruel. Amoral, il aime le goût du sang. Et la violence, subie ou infligée, lui plaît. Il nous raconte donc, sans complaisance mais sans concession non plus, ses petites histoires de cruautés. Elles sont livides, mièvres et microscopiques à souhait. Mais elles ont été ses toutes premières. Et les cruautés les plus anciennes sont aussi les plus cruciales. Le regard de Pol est circonscrit et concentré. Même les omissions de son récit sont minutieusement décidées. Pol ne parlera pas de sa famille (ses gens, comme il les appelle parfois), ni de l’école, ni des adultes en général. C’est que Pol nous narre l’enfance des configurations libres. Et quand l’enfance se terminera, eh bien, Pol se taira.

Le monde de l’imaginaire du petit Pol est en légère diffraction par rapport au monde réel. Ses compagnons et compagnes d’enfance portent des noms improbables : Toupie, Bernadotte, Caporal, Primo, Gigi. C’est que Pol, dit Popol, nous relate l’enfance insolite d’un monde et d’un temps. Les adultes, dans ce monde et ce temps-là, travaillent dur pour assurer la belle vie de la maisonnée. Ils sont invisibles. Les écoles maternelles, les garderies, les centres de la petite enfance, les camps de vacance n’existent pas. Le terrain de jeu populaire, c’est la forêt immémoriale. Les réseaux sociaux, c’est la foule des champs broussailleux et du poussiéreux coin de rue. Pas de téléphones portables, pas d’ordinateurs, pas de jeux vidéo, pas de parents hélicoptères, pas de direction de la protection de la jeunesse. Bon, il y a bien la télévision, bourdonnante, crépitante et incolore… pour les jours de pluie ou de tempêtes de neige, sans plus. On allait jouer dehors, dans ce temps-là, comme le dit si bien quelque chose de grognon qui perdure en nous, et qui est presque en train de virer à l’adage populaire.

Le petit Pol et ses pairs enfantins de la commune fictive d’Irénéville étaient moins cernés, moins policés, moins corsetés de rectitudes, en leur enfance d’autrefois et de là-bas. Ils vivaient une vie plus secrète, plus sauvage et plus fluide, sans cyber-harcèlement et sans trolling. En étaient-ils pour autant moins cruels ?


Première diffusion le 10 juin 2017.
3,49 € - 4,59 $ca sur 7switch | Poids moyen | Collection Romans
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ISBN : 978-2-924550-31-1


Extrait : La paire de jumelles

Telle est donc la situation qui se livre ici à la curiosité croissante de votre Pol contemplatif, debout comme une Victoire de Samothrace, les ailes grandes ouvertes et sans tête, dans sa véranda, avec ses jumelles. La portion pavée de la rue Leclerc est gris souris. La portion gravelée et goudronnée est noir vif. Et les enfants de la rue Mirandole s’engouffrent dans cette artère car leur espace de ralliement social, c’est le point de jonction entre la section pavée et la section en gravier goudronné de la rue Leclerc. L’orée du bois, entre les résidences Dudley et Bernadotte, c’est là que la foule-marmaille du moment s’agglutine et que tout se trame. Les enfants qui traînent dans ce recoin forestier sont presque tous plus jeunes que moi. Et comme je les observe depuis des jours et des jours, ils m’appartiennent tous un peu désormais : Dudley, Toupie, Caporal, Brico, Bernadotte, Bertin, Tardivel, Briquelet, Jura. Je les connais tous par leurs noms car ils se les crient entre eux à gorge déployée, en riant comme des hyènes. Pour le moment, depuis mon intérieur, je les sens comme mes chiens ou mes serfs et je me crois tellement plus fort qu’eux, de les voir ainsi sans être vu, grâce à mes belles jumelles anciennes. Malheureusement, je ne discerne pas tout et ils ont tellement l’air de s’amuser comme des Jack Mistigris. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien manigancer ? Parfois l’envie de foncer me joindre à eux me picote fortement le gras des jambes. Mais attention. Ne nous laissons pas tenter. On a sa dignité. Et moi, son roi, je ne vais certainement pas descendre de ma tour pour me mêler à cette plèbe. Reste calme et stoïque, Pol. Garde et regarde. Voilà ce que je me dis. Je règne sans partage sur ce petit troupeau. J’ignore encore que le temps des outrageuses usurpations est sur le point de commencer.

Le jour où tout va basculer est celui où je serai mis sans équivoque en face de l’ampleur de ma petite bêtise solipsiste. Ce matin-là, quand je m’installe dans la véranda avec mes jumelles, il y a Briquelet qui est planté dehors, au milieu de notre allée, dos à la rue Mirandole. Il me fait des grands signes. Je le regarde avec les jumelles, dignement. Je suis indifférent à ses gesticulations. C’est un petit noiraud avec de longs cils et de jolies petites lèvres roses. Je le vois en très gros dans mon objectif. Il fait farouche et matois. Ce que je vais devoir découvrir et assumer désormais, c’est qu’il me voit lui aussi. Ils me voient tous, en fait, en train de les observer avec des jumelles, depuis la véranda de la maison évidente emboutie de façon criante par la rue Leclerc, cette agora de tous et de toutes. Briquelet se met à me crier, Des jumelles, des jumelles. Tu peux me les prêter ? Je continue de le contempler en silence, autruche la tête dans le sable de ses jumelles, imaginant que de voir de plus proche je ne suis pas vu de plus loin. Devant mon silence, Briquelet s’enhardit. Il monte les marches du perron de notre maison et frappe à la porte. Je laisse pendre les jumelles à mon cou et je suis bien obligé de lui ouvrir. Le voici qui me minaude pour que je lui prête mes jumelles. J’aime bien ses lèvres fines et ses beaux yeux noirs perçants. Mais je suis un asocial qui ne veut pas mal paraître, qui ne sait pas se tenir mais qui n’a pas encore appris à adéquatement résister non plus. Ces négociations m’étourdissent et me déroutent. Sans réfléchir, je retire les jumelles d’autour de mon cou et les lui pose dans les mains, en reculant ostentatoirement pour qu’il vienne prendre place près de moi, dans mon poste d’observation. Pensez-vous. Vif comme un singe, il recule lui aussi, sort de la maison, pivote sur le balcon, descend les escaliers en criant, en direction de la rue Leclerc. Aye, les gars ! J’ai des jumelles ! Et il détale comme un lapin, en fonçant vers le boisé… emportant dans le mouvement mes précieuses vieilles jumelles de marine.

Je réalise tout de suite que je viens de faire une erreur. La rage me noue aussitôt la gorge. Comment ça des jumelles ? Ce petit olibrius annonce au tout venant qu’il a des jumelles comme il aurait des oranges ou des pommes qu’il aurait volées sur un étal, pour desservir les copains. Il a mes jumelles, oui. Mes jumelles, mon gestus régalien, mon prestige, mon billet poinçonné devant mener vers le roucoulant théâtre des amitiés. Il les a et il me les chaparde. Mais je vais l’écrabouiller, ce sale lombric. Briquelet est déjà sur la rue Leclerc. Il ne court pas très vite, par contre, et j’envisage sans équivoque de foncer à sa poursuite pour récupérer mon bien. Mais c’est alors que la perfidie organisée du tout de la chose prend corps devant mes yeux. Jaillis de nulle part, c’est- à-dire des taillis bruissants du champ de Malakel, apparaissent deux garçons, Bertin et Tardivel, et une fille, Toupie. Visiblement solidement concerté, le trio des nouveaux venus se plante sur Mirandole, juste devant l’allée de ma maison. Ils me surveillent. Le rapt de mes jumelles est une affaire organisée entre eux, en fait. Ils ont dû mijoter ça dans les dernières semaines, tandis que je les observais sottement, sans me croire moi-même observé. Fatale bidirectionnalité des cruautés. Il va falloir cogiter. Un seul guetteur ça pourrait encore se négocier. Mais je ne peux pas passer à travers ce trio goguenard, cette mouvante et rieuse bête aux six yeux, pour aller capturer Briquelet. Je referme la porte frontale de la maison et retourne dans la véranda.

Il va maintenant falloir apprendre à scruter sans jumelles. Première leçon : suivre Briquelet et mon précieux trésor. Il s’est vite retrouvé flanqué de deux nouveaux plus grands amis du monde circonstanciels, Brico et Caporal. C’est Caporal qui est le plus nerveux. Il cherche constamment à retirer les jumelles à Briquelet qui le repousse en protestant. Le chapardeur a enfilé la courroie de mes jumelles autour de son cou. Il baguenaude dans le boisé, flanqué des deux autres. Il pointe les jumelles vers le sommet des arbres, ce petit cave. Il ne discernera là rien de très précis. Bertin, Tardivel et Toupie, pour leur part, sont toujours là, devant ma maison. Je discerne clairement leur conversation. Et de quoi pensez-vous qu’ils causent ? De mes jumelles, pardi. Eh oui. Briquelet leur a promis de leur prêter mes précieuses longues-vues pendant une demi-heure chacun après leur tour de garde et ils négocient sec entre eux pour savoir qui prendra le premier tour de jumelles. Mais ça va durer des heures alors, toute cette histoire. Je dépasse cette marmaille d’une tête et elle se gausse de moi comme si j’étais le sot du village. Ah, elle a bien monté son coup, l’engeance. J’en bave de rage.

Je continue de surveiller au loin les fluctuations de mon bien. Tiens, tiens, le trio Briquelet se dirige maintenant vers le champ de Malakel. Normal, dans les boisés plus denses, il n’y a rien de bien précis à voir avec des longues-vues. Il faut une surface plane et étendue pour que les jumelles servent à quelque chose. Briquelet a fini par s’en aviser. Le trio aux jumelles se dirige lentement vers le grand tilleul du champ de Ma… mais alors je les tiens, ces trois chiens ! Un coup d’œil à Toupie et ses comparses. Ils sont encore en train de palabrer leurs négociations de tours de jumelles. Ils ne se soucient pas de moi. Ce qu’ils surveillent, c’est la porte avant de la maison Pohl, pour s’assurer que je n’en sorte pas. Je prends bien le temps de déverrouiller silencieusement cette porte (sans sortir de la maison) puis de fermer le grand rideau de la véranda. Non, que non, ceux-là, ils ne me verront pas sortir d’ici.

Je me rends ensuite dans ma chambre. Je passe dans mon placard, en ouvre le faux fond. Me voici dans le passage secret donnant sur mon nouveau monde. Traversée de la rue Mirandole par en dessous. Ils veulent la guerre, ils vont l’avoir. Je ne ferai pas de quartiers. Me voici dans la cave aux barils et aux outils du bon vieux contrebandier Sol Malakel. Prudence et circonspection. Ce qu’il me faut maintenant, c’est une arme. Éclairé par le jour qui passe par les fentes de la trappe, je farfouille dans les râteaux et les pelles et je trouve là une petite beauté rare que je n’avais pas remarquée l’autre fois. Un magnifique manche de hache en hickory. Dur comme du fer mais léger comme l’aile de l’Aigle Royal en personne. Le tenant comme Surcouf son sabre, je monte l’escalier de granit, jusqu’à la trappe. Évidemment, en plein jour comme ça, le risque existe que ces petits étourneaux du trio aux jumelles me voient. Ça me contrarierait fort qu’ils repèrent le passage secret de Sol Malakel. Tant pis. Il va falloir miser. L’oreille contre la trappe, je les entends discutailler. Ça négocie sec ici aussi. Caporal voudrait qu’on aille me rendre les jumelles maintenant. Un brave petit bougre, que ce Caporal. Il est avec moi, donc. J’en prends bon acte. Les deux autres, par contre, ne veulent rien savoir. Briquelet, qui, d’évidence, a toujours mes jumelles en mains, requiert des deux autres qu’ils lui rabattent des oiseaux dans la broussaille pour qu’il les observe. Rien de trop beau sous le soleil. Visiblement, les deux autres s’exécutent car leurs voix s’éloignent.

Manche de hache en main, je décide de sortir. Glissement des branchages par ouverture de la trappe au ras du sol. Sortie. Le soleil éclatant me fait plisser les yeux, un instant. Je prends bien soin de refermer et de dissimuler la trappe sous ses fagots. Puis, je mire ma scène. Au-delà du grand tilleul qui me dissimule partiellement, j’ai Briquelet me tournant le dos et pointant les jumelles vers ses deux rabatteurs qui, eux, marchent vers le fin fond du champ. Mes conditions sont idéales. Manche de hache au clair, je cours silencieusement vers Briquelet. Je suis profondément et insondablement indifférent au manque de noblesse inhérent au fait d’attaquer cet adversaire de derrière, dans le dos, comme on disait alors. Je jubile même à l’idée de trahir ainsi ce grand petit idéal toc et gnangnan du combat frontal. Et, je le découvre tout juste ici, trahir c’est jouir. Maniant mon hickory horizontalement et des deux mains, comme si c’était une hache, justement, abattant un arbre, je porte un solide coup unique dans le bas du dos de mon chapardeur contemplatif. Voici qu’il pousse un hurlement de douleur et tombe à genoux, comme une petite madone. Et voici qu’il pleure copieusement en se tenant le dos, comme une petite Madeleine. Toujours derrière lui, je décroche promptement les jumelles de son sale cou et les pends à mon propre cou. Et de lui glisser à l’oreille : Pensais-tu que j’aillais te laisser niaiser toute la journée avec mes jumelles, maudit moineau? Les deux rabatteurs au loin se retournent subitement et ont un cri interloqué : Popol ? Et les voici qui foncent vers moi, en sautillant dans les longues herbes. Je lance le manche de hache tourbillonnant sur Brico qui, chance inouïe, se le prend en plein thorax. Et je décampe, les jumelles à la fois sous le bras et autour du cou. Je fonce, en surface, vers la maison Pohl. Les deux rabatteurs de Briquelet me prennent en chasse mais c’est Caporal qui est le plus rapide, l’autre ayant été ralenti par mon lancé de manche de hache, qui ne l’a ébranlé que trop légèrement, cependant. Je fonce directement vers mes trois chiens de garde. Il va falloir les traverser pour rentrer au bercail. Je mise sur la surprise. Il m’attendent du bateau et voici que je jaillis de l’horizon marin et, une fois de plus, dans leur dos. En approche finale, inutile de chercher à s’esquiver. Je leur rentre dedans. Bertin et Tardivel sursautent comme des oisillons agressés par un chat. Plus lourde, plus âgée et plus calme, Toupie ne s’en laisse pas si facilement montrer. Je crois les avoir passés quand elle m’attrape de derrière, par le ceinturon. Le temps que les deux autres se ressaisissent, je vais les avoir tous les trois sur le dos. D’ici à ce qu’ils m’arrachent les jumelles et prennent leurs tours de mumuse avec. Tout serait alors à refaire. Toupie, costaude, me tire vers elle. Mais voici que surgit Caporal, qui me poursuivait toujours. Paradoxe, il saute sur Toupie par derrière et lui verrouille les bras d’un solide embrassement, en se collant la tête contre son dos. Déséquilibrée, la grosse gamine aux longs cheveux noirs bouclés et aux grands yeux verts pousse un gloussement surpris et lâche sa prise sur mon ceinturon. Je me dégage. Allée avant. Escalier. Balcon. Je rentre chez moi et verrouille la porte.

J’ouvre vivement les rideaux de la véranda et inspecte la suite du topo. Si mes trois malabars, à présent rejoints par Bertin, font un sort à Caporal, maintenant que les jumelles sont sécurisées, je vais devoir foncer sauver mon sauveur. Toupie se dégage puissamment de Caporal et le jette sur le sol durillon de la rue Mirandole. Exorbité mais grimaçant de joie de constater ma disparition, ce gringalet flexible et agile se relève de bric et de broc et détale comme un lapin. Il se réfugie dans sa maison qui, elle, est partiellement en face de la mienne, sur l’autre côté de la rue Mirandole. Caporal est sauf et, dépité, l’attroupement devant chez moi s’évapore en un rien de temps.

Je remets pensivement mes jumelles dans leur beau vieux boîtier de cuir qui sent si bon. Elles y glissent sagement et le boîtier se referme sur un déclic. Je ne le sais pas encore mais ces longues-vues antiques ne me serviront plus. Ancien observateur devenu acteur bien malgré moi, je viens de découvrir une réalité importante qui me déterminera souvent dans la suite de ma petite quête biscornue et acide : la trahison et la fuite sont souvent les armes de combats les plus cardinalement méritoires.


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