Invisibles et tenaces, un témoignage d'Allan E. Berger

Voici un recueil de souvenirs issus d’un blogue-journal publié sur Mediapart et en d’autres lieux, où l’auteur raconte sa plongée, contrainte par les nécessités du temps, forcée, subie mais finalement réconfortante et enrichissante, dans le milieu des agents de nettoyage. Si ce n’était là qu’une expédition touristique pour ramener du cliché qui sent bon la sueur de prolo, on serait en droit de lui cracher au visage. C’est pourquoi je vous dis : braves gens, ravalez votre salive, car voici non seulement un petit train de tableaux édifiants, mais aussi une apologie, un éloge. Quand on est au-dehors, on ne se rend pas compte.

Ce recueil comportait en fin de volume deux textes résolument partisans, de gauche pas lâche, et dont le but était de renforcer la détermination de toute personne désirant virer les neolibéraux du pouvoir en France, à l’occasion des présidentielles de 2012, des législatives qui leur firent suite, et des opérations de rue que l’on était en droit de prévoir en cas de catastrophe.

Étant donné que le temps a passé, ces écrits de circonstance n’ont plus de raison de subsister dans cet ouvrage, je les ai donc enlevés en janvier 2013.


Première diffusion : le 20 janvier 2012 ; Poids : plume  Collection : Essais & Témoignages
Prix sur 7switch : 3,49 € - 4,59 $ca 
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ISBN : 978-2-923916-48-4


Un extrait: Deux de tension

Le regard porté sur autrui ne s’attarde pas souvent à détailler l’individu, ni même la personne qu’il affiche. Chacun tractant derrière soi un joli paquet de racontars et de légendes, de préjugés et de croyances à propos de son clan, de sa tribu ou de sa nationalité, c’est sur cette belle étiquette qu’on jugera du sac (Gabriel Naudé). Ce qu’on raconte de ton groupe te détermine toi. D’où la très haute importance, pour un journaliste, de ne pas déshonorer son métier en se faisant le sournois porte-parole d’une clique sans moralité. Exemple :

Vous aurez deviné que H. est musulman. Il ne boit pas, il ne médit pas, il ne mange pas n’importe quoi… C’est grave ! Tout ceci en fait un individu suspect. Dangereux. Basané. « Je suis un terroriste » me dit-il sombrement, après avoir écouté, le soir précédent, Claude Guéant faire peur à tout le monde avec de l’immigration incontrôlée. Cependant, comme il n’a pas de barbe, c’est plutôt difficile à croire. Mais lui insiste : « Je suis une arme de destruction massive ! » puis il se campe, balai en main, tel Ætius aux Champs Catalauniques, face aux étendues de poussières noirissimes, Huns innombrables qui s’amoncellent dans le parking souterrain que, ce matin, nous allons devoir nettoyer.

Et il commence ! Froushh, froushh, froushh, froushh… Taillé comme un rugbyman mais en plus petit, H. avance d’une place à l’autre en soulevant des nuages anthracites qui ne retombent pas. Peut-on encore parler de poussière devant ce bouillonnant volcanisme de diesel pulvérulent ? Évidemment, personne n’a songé à apporter de masque.

Très vite, dans cette caverne sans air, c’est le onze septembre. Ô brouillards infernaux de l’Achéron et du Léthé ! On aurait presque envie d’allumer une cigarette pour aspirer un peu d’air filtré. Comme je ne fume plus depuis quelques années, je préfère modérer mon ardeur et ne manie mon balai qu’avec la plus extrême parcimonie. Au bout de quelques minutes, ce petit manège finit par être remarqué. « Eh bien eh bien eh bien ? » Piquée comme une cerise au sommet d’un noir cumulus de cendres dérangées, voici la tête de mon chef, goguenarde, qui me vise et ne me lâche pas. La chose ouvre la bouche. Écoute, ô Israël, l’Éternel des Nuées va parler. « Et alors ? Deux de tension ?

— Kraheu krahâ, expliqué-je mimiquement.

— Plus tu vas vite, moins tu krahâ ! Active ! »

J’accélère le mouvement, jusqu’à la vitesse à partir de laquelle il y a, dans mon sillage, plus de poussière en l’air que sur le tas. In petto, je me désole de ce résultat si contraire aux attentes de la clientèle. Mais peut-être suffit-il que les saletés ne soient plus par terre lorsque passera l’inspecteur des travaux finis ? Comme a dit Théodore Monod : « On verra bien. »

Voici qu’une dame pénètre dans le parking, dans l’évidente intention d’emprunter un véhicule. Malheur à elle ! Ce n’est pas le bon moment… Elle se cabre sous la virulence des balais fumigènes, recule, et proteste en contemplant, désolée, les résidus éruptifs qui se déposent en voiles endeuillés sur les carrosseries et les pare-brises. Elle me regarde, scandalisée : « Mais vous êtes fous !

— Moi ?

— Non, vous ! Vous ! Et lui là, le Maghrébin ! » Elle désigne H. qui en pile net et prend l’air bête.

« Nous ? Lui ?

— Vous, là ! Lui ! Et vous !

— Moi ? demande le chef, depuis son orage.

— Et qui d’autre, sinon ?

— Ça alors ! Bon d’accord. Allan, va chercher l’aspirateur !

— Chef oui chef !

— Mais ils sont fous ! Ils sont fous ! Je vais prévenir le gardien ! » Elle fait demi-tour et claque la porte. On entend ses talons marteler un couloir, puis le silence retombe.

Je reviens avec l’aspirateur. Mes camarades, qui ont repris leur sarabande, ont disparu dans la purée. J’appelle. « Baygon vert à Baygon rouge ?

— J’écoute ?

— Chuis perdu. Vous êtes où ?

— T’occupes ! Tu as une prise sur le mur de gauche, travée sept.

— Je me demande si je ne ferais pas bien d’aspirer l’air avant d’attaquer le sol.

— Fais comme tu le sens ! » Cette idée n’est pas si bête, car l’univers est devenu furieusement opaque.

C’est donc en patrouillant le manche en l’air, comme un romain portant les enseignes, que je traverse les nuages ennemis en essayant de les avaler dans mon tuyau. Au bout de trente secondes peu concluantes, je tombe malencontreusement sur le gardien, flanqué de la dame estomaquée. « Non mais regardez-le ! » De toute évidence, j’offre un spectacle rare.

C’est flagrant : le gardien s’interroge et cherche à comprendre. Je n’abandonne pas. « Voici notre organisation, dis-je d’un air martial : deux qui délogent, un qui aspire. Comme c’est la première fois que nous sommes face à un parking, nous tâtonnons un peu.

— Hahâ, houp pardon. Bon il vous faudrait un entonnoir, finalement… » Le gardien me regarde par en-dessous, et tâche de ne pas rire. « Allez, je vais vous chercher ça !

— Pour mettre où ?

— Au bout du tuyau, pourquoi pas ? » Puis il me laisse face à la dame et disparaît dans une réserve en ricanant.

Pour bien montrer que je suis un technicien de bonne volonté, je fais alors demi-tour, pose l’embout contre le sol et tente d’aspirer les saletés selon la manière traditionnelle. Tout ce qui est par terre finit certes dans le sac, mais le temps, mes amis-amies, reste toujours aussi couvert. J’ai envie d’éternuer. Je larmoie. Je songe à Sisyphe. Et tenez, saviez-vous qu’il était fils d’Éole ? Ah, mais voilà ce qu’il nous faudrait : un bon courant d’air ! Mais comment faire ? Le gardien revient.

« L’entonnoir !

— Ils sont fous ! »


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